"Le 12 mai 1976, le prometteur gardien d’Al-Jaish a une révélation. A Glasgow, en Ecosse, l’AS Saint-Etienne affronte les Allemands du Bayern Munich, en finale de la Coupe d’Europe des clubs champions, l’ancêtre de la Ligue des champions. 'C’était le premier match européen que je voyais de ma vie ! Nous étions rassemblés dans une boutique de Damas qui vendait des télévisions. L’employé du magasin, un gamin, était monté sur le toit. L’image était en noir et blanc, très mauvaise, on lui criait : “Tourne l’antenne vers la droite ! Non, vers la gauche ! Très bien, ne bouge plus !” Je n’avais jamais entendu parler de Saint-Etienne, je savais seulement que c’était en France, et pourtant leur défaite (0-1) m’a bouleversé ! Va expliquer ça après tant d’années, mais c’était très clair dans ma tête : je voulais aller là-bas, jouer pour ce club !"
En novembre 1980, après avoir effectué son service militaire obligatoire, Samir Soliman s’envole enfin pour la France, avec pour seules richesses en poche 432 dollars et un visa étudiant. "J’ai quitté Damas, il faisait 18 °C, le soleil rayonnait. Je me suis retrouvé à Saint-Etienne, en plein hiver. J’ai passé la première nuit dans un hôtel miteux près de la gare. Quand je me suis réveillé le lendemain matin, j’ai regardé par la fenêtre, et là, j’ai été rattrapé par la réalité. Je me suis demandé : “Mais comment vais-je pouvoir vivre ici ?”
L’exilé volontaire débarque sans parler un mot de français. "Dans la rue, j’ai avisé un jeune qui avait l’air étudiant, un Algérien. C’est lui qui m’a gentiment amené à la préfecture, puis au stade Geoffroy-Guichard." Muni d’une simple recommandation d’un professeur de Damas, fan de football, qui avait quelques contacts à Saint-Etienne, il se fait recruter, au culot, par l’AS Saint-Etienne.
Quatre ans après la finale de Coupe d’Europe perdue contre le Bayern Munich, les Verts ont beaucoup changé. Certains des héros de Glasgow s’en sont allés (Rocheteau, Larqué, Piazza…), tandis que Michel Platini, le meilleur joueur français de l’époque, est arrivé une saison auparavant. Samir, qui a rejoint l’effectif de la troisième équipe du club, n’aperçoit « Platoche » que de très loin. Son équipe à lui évolue en quatrième division nationale. "A la fin de l’entraînement, notre coach nous demandait de reboucher les trous dans la pelouse pour qu’à la séance suivante, Platini ne rate pas ses tirs !"
L’élite, la vraie, Samir Soliman va la fréquenter loin du stade. A l’université de Saint-Etienne, il obtient une licence de lettres modernes au printemps 1985. "J’ai d’abord appris le français à l’entraînement, grâce à mes coéquipiers d’une gentillesse infinie. Puis à la fac, j’ai eu la chance d’avoir un professeur de grammaire moderne qui était un orientaliste. Je lui détaillais les mécanismes de la poésie arabe et lui m’expliquait la littérature française. C’est rude quand tu baragouines à peine la langue et que tu dois comprendre Balzac ou Chateaubriand ! Mais j’étais intransigeant avec moi-même, obsédé. Je voulais comprendre chaque mot de chaque ligne."
Quelques mois plus tard, bien décidé à poursuivre ses études, le Stéphanois d’adoption prend le TGV, direction Paris. Il intègre Sciences Po comme élève étranger, puis obtient un DEA de sciences politiques. Mais pour l’ambitieux Syrien qui ne doute de rien, ce n’est encore qu’une étape. "De l’autre côté du boulevard Saint-Germain, il y avait l’ENA" [aujourd’hui INSP, Institut national du service public]. Je me suis dit “Pourquoi pas ?” »
En tant qu’étranger dont la candidature n’est pas présentée par son pays d’origine, Samir Soliman doit passer par une commission particulière d’admission. « A l’oral, Christian Frémont [directeur adjoint puis directeur des stages de l’ENA, de 1977 à 1990] me demande : “Si vous ne deviez évoquer qu’un seul écrivain, qui serait-il ?” Je lui ai répondu “Malraux”, sans savoir que monsieur Frémont était gaulliste…"
En juillet 1998, Samir Soliman rencontre le président syrien Hafez Al-Assad qui se trouve en visite officielle à Paris. L’énarque de la promotion Victor-Hugo est invité à Damas pour s’entretenir plus longuement avec le « boss ». Un premier rendez-vous est annulé. Le second, en juillet 1999, dans les bureaux personnels du dictateur, dans le quartier de Malki, à Damas, sera le bon.
"Nous avons passé 22 minutes en tête à tête, ce qui était exceptionnellement long, hors norme. Hafez Al-Assad me fixait avec ses petits yeux cruels de crotale. Il m’a dit que je devais revenir vivre en Syrie, que j’allais travailler pour le ministère des affaires étrangères. Je ne me suis jamais fait d’illusion sur lui, mais c’était quand même mon pays, et je me disais que ce serait une suite magnifique à mon histoire, le petit footballeur syrien qui part jouer à Saint-Etienne, réussit l’ENA et revient chez lui comme ministre ou, “au pire”, ambassadeur !"
Samir Soliman rentre en France, et s’organise dans l’idée de repartir dès que possible en Syrie. Mais le 10 juin 2000, Hafez Al-Assad, 69 ans, meurt d’une crise cardiaque. Samir Soliman appelle Abou Salim Daaboul, l’historique directeur de cabinet du dictateur disparu, pour savoir si l’invitation tient toujours. La réponse est positive.
Retour à l’aéroport de Damas fin 2001. "Je passe la sécurité et là, l’un des officiers me dit : “Est-ce que vous pourriez venir avec nous ?” On m’a jeté dans une voiture et dès que j’ai compris où on allait, j’ai eu très peur. Je me suis retrouvé au centre d’interrogatoire clandestin du quartier général de l’armée de l’air, près de l’aéroport militaire de Mazzeh. J’ai passé six jours et six nuits dans une cellule de quatre mètres carrés, éclairée aux néons qui restaient allumés la nuit. Ils m’ont battu, cassé deux dents. Ils m’ont demandé pourquoi j’étais allé vivre en France et comment j’avais rencontré Hafez. J’entendais les autres prisonniers crier, hurler, et nos bourreaux qui aboyaient : “C’est un sunnite, marche-lui dessus !” Je ne peux même pas dire à quoi je pensais dans ces moments-là car j’avais l’impression de ne plus avoir de cerveau. La peur habitait chaque cellule de mon corps. Ils ont fini par me libérer et m’ont reconduit directement à l’aéroport."
Samir Soliman n’a jamais su précisément ce qui lui avait valu un tel traitement, mais aux questions posées par ses bourreaux, il a compris qu’on le soupçonnait d’être un espion à la solde des Français ; le beau-frère de Bachar Al-Assad, Assef Chawkat, l’aurait personnellement placé sur une liste noire de persona non grata. Mais ces quelques jours de terreur ont marqué une rupture dans sa vie."
Samir Soliman est rentré "brisé psychologiquement", avec encore de l’effroi dans la voix. "Je voyais le moins de gens possible, gardant en tête la menace de mes geôliers : “Si tu racontes ce qu’il s’est passé ici, où que tu sois, même au Venezuela (sic), on viendra te chercher !” Aucun agent du mukhâbarât (services de renseignement, en arabe) n’est jamais venu le chercher. Mais il a fallu attendre la chute du régime de Bachar Al-Assad, en décembre 2024, pour que Samir Soliman raconte pour la première fois ce qu’il s’était gardé de confier, même à ses enfants, nés en France, Bayan, 24 ans, et Alia, 21 ans. "J’ai voulu les préserver, qu’ils ne grandissent pas avec une mauvaise image de la Syrie."
Cet optimisme forcené qui l’a poussé à tout plaquer pour s’exiler à Saint-Etienne, cet orgueil à toute épreuve qui l’a convaincu de tenter le concours de l’ENA, alors que, 9 ans plus tôt, il ne parlait pas français, lui susurrent aujourd’hui que le grand poste dont il a toujours rêvé, ministre, ambassadeur, pourrait encore se présenter. "Je ne renonce pas. A 80 ans, j’aurai encore du souffle. Si la porte ne s’ouvre pas en Syrie, elle s’ouvrira ici."