Il nous avait proposé en novembre dernier "une petite uchronie post-traumatique vite fait". Sorti de son hibernation, le potonaute Dodo nous régale à nouveau en décrivant son nouveau syndrome post-derby.


"Les Verts, les Verts, on t'encule."


Je regardais le derby, confortablement installé devant la télé. Pour la première fois, à mon corps défendant, j'avais versé mon obole au Qatar. Pour la première fois, je contribuais au bien-être d'Ibrahimovic à hauteur de 10€99, mon corps défendant comme il le pouvait, n'est pas Bayal Sall qui veut. Et donc pour la première fois depuis des lustres je regardais le derby chez moi, sans le "lag" et les pixels surdimensionnés du streaming, en toute légalité, et sans aller chez l'ancien pensionnaire de l'ASSE dont je vous avais raconté la rocambolesque gamelle au derby aller, qui lui est abonné à Canal +, l'aristocrate. Je regardais donc le derby, un verre d'alcool fort à portée de main, espérant vaguement que les 10€99 versés au titre de ma contribution à l'expansion du wahhabisme déluré m'autorisaient à m'écarter, au moins pource soir, de ses salubres préceptes bien légitimes. Bref, je regardais le derby sur Bein Sport, ça me faisait déjà un peu mal au cul, et je picolais tranquille, carême ou pas.
La quenelle Lacazette venait d'égaliser, célébrait son but d'une vague demi-quenelle histoire sans doute de pas être emmerdé tout en ayant sa conscience de rebelle du dimanche pour soi. Je me suis resservi un verre. Je ne sais pas si c'est le rhum qui a brouillé mon ouïe, mais il m'a bien semblé entendre, provenant en droite ligne des tribunes de Gerland jusqu'à mes chastes oreilles (via les micros made in Qatar car il faut changer d'arrondissement), cette affirmation aussi péremptoire que prématurée, me semblant aussi grammaticalement incorrecte que moralement contestable : "les verts, les verts, on t'encule !". Dieu que ce langage-là me blesse, comme disait Pierre Perret, je laisse chercher les non-pierreperretphiles. 


Oui, tribunes de Gerland, cette affirmation me semble incorrecte grammaticalement, car si ce sont bien les verts que vous voulez enculer, alors ils sont plusieurs. Au moins onze, sans compter les remplaçants et le staff. Plus les quelques supporters spectateurs qui ont pu se faufiler entre les mailles du filet. Plus les supporters téléspectateurs, abonnés à Canal + ou à Bein, à leur corps défendant. Ca en fait, du monde à enculer. Donc "les verts, les verts, on VOUS encule !", s'il vous plait, nous sommes plusieurs, merci.


Oui, tribunes de Gerland, cette affirmation est moralement contestable, car il semblerait qu'elle témoigne non pas d'une marque d'affection, qui serait certes un peu bourrue et cavalière bien que pénalement non répréhensible dans un état moderne, mais au contraire d'une haine irrationnelle, d'une bestiale violence nourrie d'un mépris séculaire. Et la haine et la violence sont moralement contestable, et le viol est pénalement blâmable dans la plupart des états, même ceux pas trop modernes. Et les prisons sont suffisamment peuplées comme cela pour ne pas les surcharger de cons qui auraient voulu NOUS enculer, je ne m'étendrais pas sur cette sorte de paradoxe, bref. 


Oui, tribunes de Gerland, cette affirmation est péremptoire, car je sais pas vous, mais personnellement il ne me viendrait pas à l'idée de m'aventurer à ne serait-ce que tenter d'enculer Bayal Sall ou Ruffier sans leur avoir demandé leur avis et obtenu leur consentement, si possible par écrit.


Et enfin, oui, tribunes de Gerland, cette affirmation était prématurée, car qui croira que vous fussiez en mesure d'enculer quoi que soit quand, le cœur en déroute et la bite sous le bras, vous êtes rentrés chez vous après que Max-Alain eut offert la victoire aux verts, ces mêmes verts que vous prétendiez, un poil trop confiants, enculer glorieusement et sans préavis quelques instants auparavant. Les mouches pouvaient vaquer à leurs occupations de mouches sans trop vous craindre. 

Tous les jours ou presque, je passe à Feyzin, la gueule matinale enfarinée de vapeurs hydrocarburées. J'y perds régulièrement un point (jamais deux) sur mon permis de conduire. J'aperçois trop tard le radar mobile posté juste avant le panneau 110 qui annonce la fin de la limitation à 90km/h et dont on a l'impression qu'il recule de 100 mètres chaque année, je jette un coup d'œil au compteur, et merde, et par dépit je lance un sonore et quasi-involontaire "putain !" en tapant de la paume de la main sur le haut du volant. Je crois bien qu'il m'est même arrivé de dire "Putain ! Enculés !". (10€99 au Qatar, 45€ à la France, je contribue, je contribue...).

Ce dernier jour où j'ai donc pris une prune me permettant par là-même de redresser activement les finances du pays, c'est d'abord parce que j'ai été distrait par un graffiti sur un bout de mur en bordure de l'autoroute. Pas du street art, non, juste un graffiti tout pourri, sans aucune recherche esthétique, poétique, onirique, non, simplement quelques lettres à la graphie mal assurée, je connais des CE1 meilleurs calligraphes. Le temps que je lise, que je réalise ce que celasignifiait, distrait donc, j'avais allégrement atteint 96km/h (retenus 91, enc...) au lieu de 90. Sur ce bout de mur glauque était écrit : "MF vos mères sont magic, on les aime". Je n'ai d'abord pas saisi (remarquez, je ne suis toujours pas sûr d'avoir bien compris). Les questions appelaient les questions : que signifient ces initiales ? Mylène Farmer ? Michel Fourniret ? Marc Fiorentino ? Qui sont ces mères aimées ? Qui est ce "on" débordant d'amour pour ces mères au point de venir se faire chier à l'écrire en pleine zone seveso ? Qu'est-ce qu'elle a de plus que la mienne, la mère à Mylène Farmer ? Et putain, c'est quoi cette grammaire de merde ?

45€ plus tard, je comprends, enfin je crois. C'est ce magic mal accordé qui m'a mis sur la voie. Vos mères sont magic... les verts on t'encule... C'étaient les mêmes, fâchés avec leurs profs de français. Et je crois bien qu'ils sont amoureux des mamans des Magic Fans. Tant d'amour, malgré la rivalité, n'est-ce pas là un bien bel exemple des valeurs que véhicule le sport ? (dirait Bernard Laporte). 
Des questions me tarabustaient toutefois : enculer les verts, et donc par extension les Magic Fans et tout autre supporter des verts, encarté ou pas, admettons. Mais est-ce sain d'enculer le fiston le soir et de faire des bisous à la maman le matin ? Ne sont-ce pas là des mœurs qui portent en elles des germes de schizophrénie aigüe ? La loi sur le mariage pour tous a-t-elle anticipé un tel cas ? Vais-je encore arriver en retard au boulot ? 

Je sombrais dans des gouffres existentiels abyssaux quand quelques centaines de mètres plus loin un autre graffiti, de l'autre côté de l'autoroute, me piqua les yeux. Il me pique les yeux tous les jours à vrai dire. "Travail famille patrie". Entouré d'un symbole aussi puéril que géométrique, une croix sur un cercle (ou l'inverse), comme un trou du cul avec un sparadrap. Travail famille patrie... la vieillesse est un naufrage, a écrit de Gaulle à propos de Pétain. Une partie de la jeunesse aussi, visiblement. Car il faut être jeune pour passer son temps à barbouiller cette merde sur cette portion d'autoroute où il n'y a pas de bande d'arrêt d'urgence, pour inlassablement retracer ces symboles heureusement pas trop compliqués après qu'ils aient été effacés par on ne sait qui. C'est ce qu'ils doivent vouloir dire par "travail", c'est ça leur travail, rendre un endroit déjà bien moche encore plus à gerber, et esquinter les yeux des automobilistes mal réveillés. Quant à ce qu'ils entendent par "famille" et par "patrie", c'est sans doute tout aussi étriqué, à moins que ce ne soit trop compliqué pour moi. 
Tous les jours sur l'autoroute je passe donc, à mon corps défendant, des enculeurs de verts aux trous du cul à sparadrap. Je crois que je vais m'installer à la campagne.


Et le soir je rentre par le même chemin, je vois ces slogans fétides et ces symboles anaux sur le bord de l'autoroute, et je déprime un peu, nostalgique du temps où elle me lançait, un brin péremptoire et cavalière, pour ne pas dire joyeusement amorale bien que, je crois, grammaticalement correcte, allez ! A l'assaut Domi ! Mon corps ne défendait plus du tout, toute main dans toute surface était parfaitement volontaire et non sanctionnée, et je m'exécutais sans moufter sous peine de me faire sévèrement tarter. C'était une époque remplie de ces moments où les abîmes existentiels n'ont pas cours et où les trous du cul fleurent bon l'amaretto. C'était une époque où on perdait les derbys, mais bon...

 

Dodo