Le potonaute Dodo est sorti de son sommeil pour nous proposer "une petite uchronie post-traumatique vite fait."


Mon frère a joué à l’ASSE. Il y a longtemps, dans les années 70, peut-être début des années 80, je sais pas trop. En poussins, ou en pupilles. Ou en minimes. Ou les trois je sais pas trop non plus.

C’était un dix novembre, on ne se souvient plus trop de quelle année... Les pros revenaient de l’entrainement, quelques-uns trainaient nonchalamment derrière eux des filets remplis de ballons. A partir de là, les avis divergent, et les histoires aussi.


Comment cela aurait dû se passer


- Dis-don’ il est pas mal le p’tit, là, tu trouves pas ? Larqué longeait le bout de terrain réservé aux matches acharnés et anarchiques des gamins. Sans vraiment y faire attention, son regard avait atterri sur un petit blondinet qui courrait, comme les autres, un peu partout. Le gosse venait d’adresser une ouverture lumineuse à son avant-centre après un petit crochet qui avait mis son vis-à-vis dans le vent. L’avant-centre, un grand gaillard d’au moins un mètre quarante, finit le travail en tirant de toutes ses forces. Le gardien adverse s’était enfui juste à temps.
- Il est pas un peu petit ?
Le jeune Larios n'était pas convaincu.
- Et Giresse, il est grand peut-être ?


Quelques années plus tard, je m'en souviens comme si c'était hier, Garonnaire est venu à la maison. Mon frère a signé le contrat, c'était la première fois qu'il signait quelque chose, exceptées les fois où il imitait la signature de ma mère sur un bulletin scolaire. Moi je n'avais encore jamais rien signé de ma vie. C'était la putain de classe. Quelques apéros plus tard, Garonnaire partait en se cramponnant à la rampe pour ne pas se vautrer en bas des escaliers raides et étroits de la thurne.


Dimanche 10 novembre 2013

Il reste encore quelques secondes à jouer dans le temps additionnel. Le centre de Gourcuff est légèrement dévié par Iniesta, Briand est trop court, surpris par la trajectoire du ballon, et Janot s'en empare facilement...
(Du haut de son mètre soixante-seize, Janot est le seul joueur de l'effectif à dépasser sans discussion possible le mètre soixante-dix. Le coach a accepté de faire une exception pour lui, eu égard a ses états de service et compte tenu qu'il vaut tout de même mieux un grand au poste de gardien de but. Mais depuis qu'il a pris les rênes du club qui l'a vu grandir, au sens figuré tout au moins, mon frère, septuple champion de France et triple champion d'Europe avec les Verts, est inflexible : cette entorse mise à part, tous les joueurs de l'ASSE mesurent entre un mètre dix et un mètre soixante-dix. Au centre de formation, on recale, non sans états d'âmes et déchirements, des jeunes pousses prometteuses pour excès de croissance. On les refourgue à quelques vieux clubs sur le déclin qui en échange nous approvisionnent en petits. Le FC Barcelone, notamment, m'a fourni quelques nains remarquables. Il faut dire qu'avec Garonnaire, j'étais à bonne école, je sais repérer le talent qui ne demande qu'à éclore sans trop grandir. Ah oui, j'ai oublié de vous dire, je suis responsable du recrutement. Je ne dis pas, peut-être bien que l'origine de mon ascension est plus à rechercher dans le népotisme que dans de quelconques compétences. On lit aussi dans quelques torchons soi-disant spécialisés que c'est surtout Zahia, ma femme, qui jouerait le rôle décisif dans les négociations difficiles. Bref...)
Janot relance rapidement sur Xavi. Un petit crochet et son vilain vis-à-vis est dans le vent. Xavi lance Valbuena d'une ouverture lumineuse. "Petit vélo", entré en jeu quinze secondes auparavant, pénètre dans la surface balle au pied. Zouma, transféré cet été chez l'ennemi (il a grandi d'un coup, j'ai du m'en séparer), s'élance et tacle...
Valbuena s'envole. C'est pour ça que je l'ai recruté, il s'envole bien. Un lourd silence s'élève des tribunes. Le temps et la cheville de Valbuena sont suspendus. Valbuena, en apesanteur sur le dos, compte les étoiles dans le halo pourtant uniformément flou des projecteurs. Puis après une éternité, il atterrit enfin, le coccyx le premier. Clameur dans le stade. L'horloge indique 93min03sec. Valbuena a le nez dans la pelouse. Il a très mal au cul, mais c'est un étrange sourire qui se mêle à la douleur pour déformer son visage. Il sait qu'il a parfaitement joué son rôle. Il sait que l'arbitre a sifflé pénalty. Et a-t-on déjà vu Lionel Messi rater un pénalty...


Lundi 11 novembre 2013

La presse salue la victoire de 1918 et celle des Verts qui ont une nouvelle fois gagné le derby, grâce à un penalty transformé par Messi à l'ultime seconde. Zouma a pris dix matches de suspension. Valbuena a le cul tout bleu, et une cheville comme un jeu d'osselets.
Les cérémonies du 11 novembre se déroulent sous un climat printanier. Le président Hollande est acclamé tout le long des Champs-Elysées par le peuple en liesse. La grande guerre contre le chômage est gagnée. Le pouvoir d'achat est décuplé. Le réchauffement climatique est jugulé. Les otages sont libérés. La France est qualifiée. Le racisme est enterré. Le soldat inconnu est ressuscité.
Et les Bretons ont des chapeaux ronds.



Comment cela s'est passé


- Dis-don’ il est pas mal le p’tit, là, tu trouves pas ? Un des deux Revelli longeait le bout de terrain réservé aux matches acharnés et anarchiques des gamins. Le p'tit était de fait un grand gaillard un peu pataud d'au moins un mètre quarante qui venait de marquer d'une frappe plus lourde que lui.
- Il a l'air un peu bourrin quand même non ?
Janvion était pas convaincu.
- Et mon frère, il est pas un peu bourrin peut-être ?


Quelques années plus tard - qui s'en souvient ? - le grand gaillard un peu pataud signait son premier contrat. Il terminera sa modeste mais honnête carrière dans le plus complet anonymat, sauf du côté de Louhans ou peut-être de Raon-l'Etape, ce genre d'endroit plus triste et froid que la rue des Aciéries un soir d'hiver sans match. On a beau dire, Garonnaire se plantait quand même régulièrement. A la maison on s'entrainait à imiter la signature de ma mère, en cas de besoin.


Dimanche 10 novembre 2013

Il reste encore quelques secondes à jouer dans le temps additionnel. Gradel ne parvient pas à empêcher Gourcuff de centrer...
Quelques heures plus tôt, mon frère, celui-là même qui a joué à l'ASSE pendant ses vertes années, frise le 40 à l'heure sur une départementale du Puy-de-Dôme en léger faux-plat, le cuissard frais et le coup de pédale vif et régulier, vent dans le dos. Ce soir y'a le derby à la télé, le temps de prendre la douche, de préparer l'apéro, s'agirait pas de louper le début, faut pas mollir, mon Mollo ! crie-il à son camarade de sortie dominicale avec ce qu'il lui reste de souffle, avant de passer le relais. Tous les cyclistes vous le diront, il faut oublier l'effort. Ne faire qu'un avec le geste. N'être qu'un rouage de la mécanique circulaire qui fait avancer le vélo et occuper son esprit ailleurs. Se chanter une chanson intérieurement, dans le rythme du pédalage. S'imaginer à la lutte avec Armstrong au sommet du Ventoux. Se voir, oui, littéralement se voir, se voir mettre un but à la 89ième dans le derby. Ah si seulement Synaeghel avait remarqué sa passe lumineuse, ce jour où il passa devant eux qui jouaient sur un bout de terrain réservé aux matches acharnés et anarchiques des gamins ! Sa carrière, qui sait, eut été toute autre (sans parler de la mienne). Bien sûr il a eu sa petite réputation de meneur de jeu, mais elle ne dépassa guère les limites du village. Bah... Il laisse son esprit vagabonder, pédale sans y penser, il est un peu nostalgique, surtout les jours de derby. Puis il se reprend, il échafaude ses arguments, car ce soir c'est sûr les filles vont vouloir regarder Avatar sur la une, va falloir négocier ferme. Il se dit que ce soir le derby ne peut pas nous échapper.
Les deux cyclos pénètrent dans une zone sombre, le soleil bas découpe les ombres des arbres sur la départementale. Une voiture, ironiquement verte, arrive et tacle par derrière. Mon frère s'envole. Il vole bien. Il a profité du décollage pour envoyer son pote dans le fossé. Il doit y avoir du bruit mais il n'entend rien. Le temps est suspendu, il est en apesanteur, compte les étoiles en plein jour. Ca dure un siècle, puis il atterrit quarante mètres plus loin. Le vélo rebondit toujours. Il a très mal au cul. Platini aplati. Johnny Crêpe. Les filles pourront regarder Avatar.


Lundi 11 novembre 2013

La presse salue la victoire de 1918 et celle des Lyonnais qui ont une nouvelle fois gagné le derby, grâce à un but à l'ultime seconde. Mon frère a le cul tout bleu. Il aurait pu jouer dans Avatar.
J'ai pas trop suivi les cérémonies du 11 novembre. Hollande a été sifflé ? Ah si seulement Bathenay, le long du bout de terrain réservé aux matches acharnés et anarchiques des gamins, avait... je serais responsable du recrutement à l'ASSE. Le chômage serait éradiqué, l'Ukraine serait éliminée, mon pouvoir d'achat serait décuplé, et le derby... bref.




Le temps que je ponde ce petit réquisitoire contre le tacle par derrière, mon frère est sorti de l'hôpital. Cela s'est avéré moins grave que cela aurait pu être. Fracture d'une vertèbre, mais moelle épinière intacte. Vous avez eu du cul a dit le chirurgien.


Du cul certes, mais si Sarramagna, le long du bout de terrain...


Prompt rétablissement.
Soyez prudents. Moi je retourne au dodo.

 

Dodo