Dans son livre J'y étais ! paru le mois dernier aux éditions En Exergue, le musicien Jean-Karl Lucas consacre tout un chapitre à la mythique finale de Coupe d'Europe dont on fête les 49 ans aujourd'hui. Le binôme d'Emilie Satt nous autorise sa publication sur Poteaux Carrés. Merci Monsieur !


FINALE DE LA COUPE D’EUROPE DES CLUBS CHAMPIONS
12 MAI 1976, HAMPDEN PARK (GLASGOW, ÉCOSSE)
AS SAINT-ÉTIENNE 0 – 1 BAYERN MUNICH

Existe-t-il match plus mythique que ce Saint-Étienne- Bayern Munich de 1976 ?  J'ai si souvent entendu mon père et mon oncle me faire l'apologie de la grande épopée des Verts des années 70 qui aura fait vibrer la France entière et qui aura connu son apogée lors de cette finale de Glasgow. Les légendaires poteaux carrés des buts de Hampden Park resteront à jamais une plaie ouverte et on se demandera pour l'éternité si Saint-Étienne aurait gagné la Coupe d'Europe si les poteaux avaient été ronds. Larqué, Bathenay, Rocheteau, Revelli, autant de noms inscrits à jamais dans l'ADN de tout fan de foot français.

Je suis particulièrement ému de passer une heure avec Guy, l'entendre me parler de cette finale. C'est un peu comme s'il me racontait avoir vu les Beatles en concert. Il y a son amour des Verts toujours prégnant, il y a aussi son amour des Bleus.

Pour l'Euro 1984 et le Mondial 2006, Guy est au stade à tous les matchs des Français. En 1998, il assiste à 22 rencontres de la Coupe du Monde. Et en 2018, il est bien sûr à Moscou pour voir les Bleus remporter leur deuxième étoile. À 73 ans, Guy continue de suivre avec assiduité l'équipe de France presque partout. Mais rien ne remplacera jamais dans son esprit ce Saint-Étienne- Bayern Munich immortel.

54863 SPECTATEURS… ET GUY GIMENEZ, RETRAITÉ DE LA SNCF

J'ai toujours aimé le foot, l'ambiance des stades. Mon père m'a emmené voir jouer l'équipe de France pour la première fois au stade de Colombes en 1959 ou en 1961. C'était pour un France-Belgique. Je vivais en région parisienne, mais je me suis pris d'une passion pour Saint-Étienne, comme beaucoup de Français, au début des années 1970. J'écoutais les matchs à la radio commentés par Jacques Vendroux. J'avais l'impression d'y être.

À l'époque, l’AS S Saint-Étienne proposait régulièrement des forfaits qui comprenaient une place pour le match et le trajet en train. Le club organisait des voyages pour amener les supporters qui vivaient hors du Forez au Stade Geoffroy-Guichard. Employé à la SNCF, j'ai travaillé un jour dans l'un de ces trains. Arrivé à Saint-Étienne, je devais attendre le retour des spectateurs pour repartir à Paris après le match, mais un responsable m'a proposé de les accompagner au stade. C'est comme ça que je suis entré pour la première fois dans le Stade Geoffroy-Guichard. C'était le 17 mars 1976, pour le quart de finale retour de la Coupe d'Europe entre les Verts et le Dynamo de Kiev.

Je n'avais jamais entendu autant de bruit, c'était une marmite surchauffée. C'était terrible. On ne pouvait pas s'entendre, même serrés les uns contre les autres. Derrière les buts, il n'y avait pas de rambarde. La tribune était comme un escalier en terre, il y avait juste la place de mettre les pieds, puis des planches de bois nous permettaient de nous asseoir. Peu importe, tout le monde était debout. Je me souviens du fameux tacle du défenseur Christian Lopez empêchant la star ukrainienne Oleg Blokhine de tuer le match.

Lorsque Dominique Rocheteau a inscrit au bout des prolongations le but qui qualifiait les Verts pour les demi-finales, tous les supporters ont dégringolé la tribune jusqu'en bas dans une vague de bonheur magnifique. C'est avec des étoiles plein les yeux que je suis rentré à Paris après cette formidable soirée.

Quelques semaines plus tard, les Verts éliminaient le PSV Eindhoven et se qualifiaient pour la première finale européenne de leur histoire. J'ai envoyé un chèque à la billetterie du club. A l'époque, les places coûtaient vingt-deux francs. J'ai reçu mon ticket pour la finale quelques jours plus tard. Voilà, c'était aussi simple que ça.

Je suis parti la veille du match. J'ai pris un train à la gare du Nord de Paris pour Boulogne-sur-Mer. Puis un ferry m'a emmené à Douvres. Arrivé en Angleterre, j'ai dû passer la douane. Les Anglais étaient un peu énervés. J'ai ensuite pris un nouveau train pour Londres, puis un métro pour changer de gare et enfin un tout dernier train jusqu'à Glasgow. J'ai mis presque vingt-quatre heures pour arriver en Écosse. Une horde de flics à cheval attendait les supporters français. Ils ont fait deux colonnes. Nous, nous ont placés au centre et nous ont escortés jusqu'au stade. On ne déconnait pas. On restait bien dans notre ligne, mais on chantait. C'était bon enfant.

Ce 12 mai 1976, je rentre dans le vieux Hampden Park, deux heures avant le coup d'envoi. Pas de fouilles, pas de tourniquets, pas de barrages. Je montre simplement mon billet à un agent posté devant une porte étroite qui laisse passer les spectateurs un à un.

Dès que je pénètre dans le stade, je remarque que les tribunes sont aux trois quarts vertes. Les supporters de Saint-Étienne sont venus en grand nombre, mais je comprends que les Écossais sont aussi avec nous. Ils ne nous en veulent pas d'avoir éliminé les Glasgow Rangers dans ce même stade en huitième de finale. Il faut dire que Saint-Étienne pratique un football offensif et rafraîchissant qui contraste avec le jeu rugueux des Munichois. Je me souviens du moment où les joueurs arrivent sur la pelouse pour s'échauffer. Tout le monde se lève et crie son amour des Verts. J'ai des frissons.

Dans les tribunes, ça chante en permanence. On a tous le sentiment très fort que cette Coupe ne peut nous échapper. Le Bayern nous a battus l'année précédente en demi-finale, alors cette fois, ce match est pour nous. La partie commence et les Verts nous donnent raison. Ils dominent. Ça nous enflamme encore plus. On va gagner, c'est sûr !

À la 34e minute, Dominique Bathenay envoie une frappe puissante sur la barre transversale. Le ballon revient sur Hervé Revelli qui reprend de la tête sur le gardien allemand Sepp Maier qui malheureusement s'en empare. Cinq minutes plus tard, Christian Sarramagna adresse un centre tendu sur la tête de Jacques Santini. Je suis placé au niveau d'un poteau de corner et je vois parfaitement le ballon s'écraser à nouveau sur la barre transversale.

Les poteaux viennent par deux fois de repousser les espoirs stéphanois. Ce soir-là, je ne pense pas une seconde au fait qu'ils soient carrés. D'abord, pour être honnête, je ne les remarque pas. Pourtant, c'est une rareté car la majorité des grands stades européens est déjà équipée de poteaux arrondis en 1976. Ce n'est qu'en rentrant en France que j'en entends parler. Après coup, certains ont laissé entendre que des poteaux ronds auraient laissé entrer le ballon sur ces deux occasions. On ne le saura jamais.

Malgré tout, je reste confiant. Tout le monde en tribune y croit dur comme fer. Le grand Bayern Munich, vainqueur l'année précédente, est acculé sur ses buts. Honnêtement, jusqu'à la toute dernière minute, je pense qu'on va gagner. La mi-temps arrive, toujours 0-0.

Pendant la pause, on va voir quelques bières en vente libre dans le stade. Il y a des Écossais autour de nous, on n'hésite pas à se mélanger avec eux. C'est festif, gentillet.

En deuxième mi-temps, Saint-Etienne continue de dominer. Jusqu'à la 57e minute. Coup franc pour le Bayern, à vingt-cinq mètres des buts stéphanois. Je vois bien Franz Roth s'élancer et frapper le ballon. Les filets de Ivan Curkovic tremblent. Stupeur dans le stade. Je vois tout de suite Jean-Michel Larqué se précipiter sur l'arbitre. Roth a frappé avant le coup de sifflet de M. Palotai. Le coup franc doit être rejoué, mais l'arbitre hongrois ne veut rien savoir. Le but est accordé. 1-0 pour le Bayern.

L'abattement est total pendant les cinq minutes qui suivent. J'ai l'impression d'être dans un film. Sur le terrain comme dans les tribunes. Mais Saint-Etienne repart à l'attaque. Tout le monde pousse pour les Stéphanois. Écossais et français confondus. On n'entend pas les Allemands dans le virage en face de moi. Les joueurs du Bayern, emmenés par le Kaiser Franz Beckenbauer, défendent de tous les côtés. Ils tiennent bon et repoussent toutes les tentatives des Verts.

A la 83e minute, Dominique Rocheteau fait enfin son apparition. Blessé lors de la demi-finale, il ne peut jouer que sept minutes. C'est la folie dans le stade. C'est la star. Un peu comme aujourd'hui avec Mbappé, on sait qu'il va tout changer. Et effectivement, il met le feu dès son entrée. Il provoque trois grosses occasions, mais rien n'y fait. Saint-Etienne ne marque pas.

Rocheteau, c'était vraiment un ange. Toute sa vie de footballeur, il a pris des coups, sans arrêt, mais n'a jamais répondu. Je crois qu'il n'a reçu qu'un seul carton jaune dans toute sa carrière. Lorsque j'ai eu 50 ans, j'ai organisé une grande fête. Tous mes amis sont venus déguisés en joueurs de Saint-Etienne. L'un avait le maillot de Larqué, un autre celui de Bathenay, un autre encore celui de Piazza. L'une de mes amies avait croisé un jour Dominique Rocheteau. Elle lui avait demandé de m'écrire pour l'occasion une lettre manuscrite que j'ai devant les yeux.

"Les grandes équipes ne meurent jamais, les joueurs et les supporters poussent toujours mais jamais on ne se lasse. En souvenir des belles années de Saint-Etienne, que les verres d'aujourd'hui te rendent aussi joyeux que les Verts d'hier. Voilà pourquoi, mon cher Guitou : bon anniversaire quand même !"  Dominique Rocheteau.

Le match se termine. Je suis vachement triste. On est tous un peu en colère. Encore une fois, la chance est favorable aux Allemands. Pourtant, ils n'ont pas bien joué. Ils ne méritent pas de gagner cette finale. J'ai le sentiment que l'arbitre aurait pu être un peu plus juste sur ce fameux coup franc.

Je suis resté pour la remise de la Coupe. Je ne pouvais pas manquer ça. C'était une finale de Coupe d'Europe, la seule que je ferais de toute ma vie. Lorsque les joueurs de Saint-Etienne sont venus chercher leur médaille de finaliste, le stade a applaudi à tout rompre. Même tristes, les joueurs sont venus nous saluer.

J'ai repris rapidement un train pour Londres, encore vingt-quatre heures de voyage, et j'ai retrouvé ma jeune épouse le lendemain soir. Nous venions tout juste de nous marier.

C'était un match extraordinaire que jamais on n’aurait dû perdre. Ça laisse des regrets à vie. J'avoue que j'y repense souvent. Pendant plus de 30 ans, j'ai gardé mon billet de la finale, que j'avais toujours avec moi dans mon portefeuille, et puis un jour, j'ai changé de portefeuille et le ticket a disparu. Je ne sais pas ce que j'ai bien pu en faire. Je m'en souviens bien, il était vert.

Extraits du livre J'y étais ! paru le mois dernier aux éditions En Exergue