Dodo se réveille rarement.

Lorsque c'est enfin le cas, c'est pour sortir Trifon de son morbide confinement.

Dodo réveillé, c'est noir parfois, c'est vert toujours, c'est jubilatoire surtout !


Cette lueur fluorescente qui scintille au loin est-elle un message d'espoir envoyé depuis un coin reculé de l'infini pour l'humanité qui se mouche dans son coude et éternue dans sa chemise toute tourneboulée qu'elle est de ne pas savoir à quelle heure seront les matches dans le monde de demain qui devrait être hyper cool et plein d'amour mais qui se fait quand même, ou n'est-ce qu'une impression, un peu attendre, ou les derniers grésillements du dernier néon publicitaire encore clignotant qui agonise et s'apprête à lui aussi rendre l'âme dans un ultime soubresaut, quelque part au cœur figé de la mégapole sombre et déserte ?


*** Covidés ***

La sonnerie retentit. Depuis nos retrouvailles, j'avais mis au point un ingénieux dispositif fait de cordelettes et de fils de fer, de billes et de dominos. Le savant mécanisme était mis en branle par le mouvement, même infime, du verre duralex n°97. A la fin du parcours, une dernière bille suivait une gouttière qui l'amenait sur une série de dominos. En tombant, le dernier domino libérait un pendule dont la masse venait percuter un interrupteur qui déclenchait la sonnerie. Ainsi je ne loupais aucun appel de mon vieil ami, c'était bien plus fiable que la 5G, et consommait moins de lithium. Mon côté Amish.     
- C’est toi Trif' ? Alors, quoi d'neuf là-haut ?
(Celles et ceux que cette façon de communiquer avec Trifon Ivanov, gloire autant bulgare que chevelue trop tôt disparue, interroge – né(e)s après la chute du mur de Montchovet, inconsolables groupies de David Ginola ou poteaunautes trop fraichement émoulus – liront utilement cette sorte de mode d'emploi).
- M'en parle pas ! On est débordés ! Ca arrive de tous les côtés, de la gauche, du milieu, de la droite, de l'extrême-droite plus ou moins repentie, du...
- Fais gaffe, c'est contagieux.
- Ah mais ici c'est gel hydro-alcoolique obligatoire pour chaque nouvel arrivant !  
- Euh...
- Du blanc, du black, du vieux, du jeune, du gros, du maigre, du qui tousse encore, du masqué, de l'entubé, du qui joue du saxo, du qui cause tactique au bistrot et toujours pas Balkany.
- C'est qu'on vous a envoyé du haut de panier, là, et en nombre !
- Ouais, d'ailleurs merci pour Robert et Michel. On fait un tarot de temps en temps, avec Michel. L'autre Michel.
- Une sorte de carré magique après l'heure... Qui gagne ?
- Bah, tu sais comme c'est, quand t'as pas de jeu c'est chiant le tarot, même au paradis, alors au bout de deux ou trois donnes avec que des sept et des trois et à peine un pauvre valet de trèfle, je peux pas m'empêcher, je dis ok je passe, mais je vous rappelle qu'on vous a bien niqués en 93.
- Et ?
- Ben...

***

Fondu enchainé. Un mélaminé blanc posé sur deux tréteaux, blancs également. Autour de la table de jeu édénique, Robert Herbin (maillot vert, short blanc, bas verts), Michel Hidalgo (maillot bleu, short blanc, bas rouges), Henri Michel (maillot jaune, short vert, bas jaunes) et Trifon Ivanov (maillot blanc, short vert, bas blancs) jouent aux cartes. Le tout semble flotter sur un cumulus cotonneux évoquant vaguement l'extrémité effilochée d'un écouvillon nasal. Blanc, donc.  
Ivanov : "Putain, ça fait deux heures que je touche rien. Que des sept et des trois ! A peine un pauvre valet de trèfle... Bon ok,  je passe, mais je vous rappelle qu'on vous a bien niqués en 93 ! "
Herbin semble ne pas avoir entendu, il regarde son jeu et annonce impassible : "garde contre"
Hidalgo, interloqué, on ne sait de l'insolence potache de Trifon ou de la sérénité inébranlable de Robert ce qui le contrarie le plus : "passe"
Michel, boit une gorgée d'anisette blanche puis : "passe"
Trifon entame avec un trois rouge, ça lui rappelle 93, et surtout 94.   
Robert se marre, intérieurement seulement (a-t-on déjà entendu un sphinx glousser à l'idée de vaincre sans péril ?),  il a les deux rois rouges, et surtout tant d'atouts à sa disposition que ça lui rappelle 76. Il annonce double poignée, et après que son roi de cœur a tranquillement remporté le premier pli, il lance les hostilités avec son maitre atout : Hamouma (le 21).
Trifon maugrée, oui bon ok mais n'empêche qu'en 93 on vous a bien ni...
Michel le reprend au vol avant de reprendre placidement une gorgée. "T'étais où en 84 ?"
Hidalgo suit la contre-attaque : "T'étais où en 82 ?"
Herbin, décidé à faire tomber les rares atouts restants chez l'adversaire, continue avec le 20 : "T'étais où en 76 ?"
Trifon s'excuse. Il n'avait donc pas que des sept et des trois.

La tension retombe, on joue machinalement, Herbin remporte la donne en menant le petit Paganelli au bout, c'est chiant le tarot quand y'en a un qu'a tout l'jeu.
Comme le foot.

Au loin on entend une voix demander "alors, on en est où ?" La voix semble énumérer... "Herbin... Hidalgo... C'est bon, on a fini les H ?" Le ton de la voix est celui d'un comptable anxieux en plein inventaire, ou peut-être celui d'un responsable qualité désabusé par un taux de rebut astronomique.
Personne ne bronche.
"Oh les gars, c'est bon les entraineurs en H ? On a fini ? "
Rire tonitruant de Manu Dibango pour seule réponse, qui apparait dans le champ le sax en bandoulière. Les cartes s'envolent en formant une double hélice désoxyribonucléique, trois de cœur en tête, avant de s'égailler et disparaitre. Maillots, shorts et bas se décolorent lentement pour virer au blanc immaculé, avant de s'envoler à leur tour et disparaitre avec leurs quatre propriétaires, puis c'est la scène toute entière qui finit par évoquer une sorte de Malevitch – table blanche sur nuage blanc sur fond blanc – simplement agrémenté du visage hilare de Manu dans le coin en haut à droite.
Il ne manque plus que la Sainte Vierge pour compléter le tableau.
Et c'est à ce moment-là que tombent du ciel – le ciel au-dessus du paradis – cotillons, confettis et serpentins multicolores qu'une musique de carnaval accompagne crescendo, et qu'apparait Tata Yoyo telle une cariatide éthérée portant le toit de l'éden comme un grand chapeau.
A peine entend-on la voix du comptable céleste se lamenter d'un "putain mais quel bordel" dépité au milieu des rires qui se démultiplient en un infernal écho.

Plus bas, beaucoup plus bas, un homme, lui, ne rigole pas du tout. C'est Gérard Houiller, recomptant fiévreusement son stock de chloroquine pour la troisième fois de la journée.

***

- Bon ben Herbin t'a mis une branlée au tarot, quoi...
Retour à la conversation spirite (spiritueuse sans doute un peu aussi)
- J'avais que des trois et des sept !
- Et l'excuse.
- Ok, et l'excuse. Bon écoute, je vais te dire la vérité, le tarot, ça m'a toujours emmerdé. Parle-moi plutôt de ce qu'il se passe en bas.
- T'es pas au courant ? Les émeutes, le réchauffement climatique, la guerre... le novitchok... Poutine... Donald, Kim... Boris, Angela... Manu...
- Dibango ? Il est là !
- On devrait les échanger, tiens, nos Manu...
- Ah non ! Le nôtre est bien plus rigolo !
- Hum... Ca se discute... Enfin bref, quand on est à court d'ingéniosité pour vous envoyer du monde, on trouve un bouc émissaire et c'est reparti pour un convoi de groupe.
- Princip ? C'est encore le bordel dans les Balkans ?
(Trifon fait sans doute ici allusion à l'une de nos anciennes conversations, quand il était encore parmi nous)
- Non, ça c'était avant. Ce qui marche maintenant, c'est le pangolin.
- Bon ok, réglez vos problèmes de surpopulation comme vous voulez, ici on s'en fout, c'est pas la place qui manque. Ce qui manque ici, c'est le futebol !
- Le foot ?
- Oui le foot. Le vrai. On joue bien tous les mardis le championnat vétérans post-mortem sur vapeur cotonneuse mais bon... c'est pas comme quand...
- Comme en 93 ? Comme quand t'étais encore de chair et d'os et de cheveux au vent ?
- Bah oui... ils sont bien gentils les anciens... mais justement... je peux pas poser un tacle sans prendre 10 minutes de purgatoire... Et puis un tacle dans le coton...
- Trop aseptisé pour toi ?
- Aseptisé ? Embaumé plutôt. Ca manque de coups bas. De vice. De... vie, quoi.

***
 
Donc la planète sera bientôt asphyxiée, pétrifiée, carbonisée, vidée de son sang et de sa sève, implosée, explosée et éparpillée dans l'obscurité infinie du cosmos, et Trifon s'en fout. Remarquez ça se comprend, il est déjà mort. Non, tout ce qui l'intéresse, du haut de sa position surplombante, c'est ces vingt-deux couillons qui courent comme des chats idiots après un grelot. Le boucan d'autres couillons encore plus nombreux huant en chœur parce que Bidule a loupé un penalty, les banderoles assassines quand Duchemol fait part de son envie de déménager, les procureurs en tongs guettant après chaque défaite le moindre innocent sourire pour vouer Trucmuche aux gémonies, tout ce capharnaüm absurde lui manque. Il n'imaginait pas qu'une fois arrivé au sommet de l'Olympe pour de bon, nul orant ne prierait plus l'idole cramponnée pour un autographe. C'est qu'on a d'autres dieux à fouetter ici.
Trifon est nostalgique quand il repense au frisson du temps additionnel, quand la victoire ne tient qu'aux quelques centimètres de différence dans la trajectoire du grelot selon qu'il sera dévié ou non par le mouvement involontaire d'un défenseur qui trébuche, quand le destin ne tient qu'aux quelques secondes qui séparent le dernière balle tirée du sifflet de l'armistice, signal qui autorise les soldats à enfin s'écrouler sur le champ de bataille, fourbus, envahis par le seul ciel au-dessus d'eux, enfin calme, enfin scintillant d'étoiles lointaines et non de projecteurs et de projectiles ; ils convoquent alors toutes les molécules de leur corps afin que chacune d'elles savoure : elles sont vivantes.
De frisson on n'a plus quand on est mort. De secondes il n'y a dans l'éternité.

Il m'énerve, Trifon, il ne resterait que trois cloportes sur terre qu'il voudrait encore savoir qui joue ce soir. Et pourtant je le comprends, et le plains un peu aussi. C'est qu'on doit sacrément s'emmerder, au paradis.   


*** Bovidés ***

Sur terre aussi, on s'emmerde, parfois. Dans un de ces moments où l'ennui se confine à l'intérieur, la raison cartésienne est prompte à déserter l'esprit, et alors peuvent se retrouver accidentellement réunies les conditions pour que se libèrent – peut-être est-ce un soulagement purement physique, comme une urine trop longtemps retenue qui finit par jaillir sans prévenir – quelques vaines gesticulations désordonnées et irréfléchies. Nul n'est en effet à l'abri, sauf à jouir d'une santé mentale si irréprochable qu'elle en serait suspecte, de balancer sa bière sur la télé, consterné par les stupides et dérisoires et ridicules arguties de l'engeance la plus inutile et grotesque et risible du monde contemporain : le journaliste sportif.
N’y a-t-il d'ailleurs pas là double mensonge ? Car enfin, si l'on imagine aisément le couvreur-zingueur couvrir et zinguer, le tourneur-fraiseur tourner et fraiser, le traducteur-interprète traduire et interpréter, le chauffeur-livreur chauffer et livrer, le contrôleur aérien contrôler l'air, l'attaché parlementaire attacher des trucs à d'autres trucs tout en parlementant, le masseur-kinésithérapeute masser et kinésithéraper, le gynécologue-obstétricien gynécologiser et obstétriquer, le sapeur-pompier saper et pomper, et même si le directeur de cabinet ne fait que se diriger vers les toilettes, le maréchal-ferrant maréchal-nous-voilà-ferranter, l’huissier de justice lambrisser les huisseries, le valet de chambre jouer aux cartes, le gardien de la paix taper sur les manifestants et le garçon de café apporter l'addition, au moins n'y a-t-il pas tromperie sur la marchandise, au moins ces nobles professionnels ne se drapent-ils pas d'un intitulé pompeux sans faire montre du savoir-faire idoine que suggère les termes qui définissent leur art.  
Car enfin, disais-je, si même le premier ministre a bien dû être premier en quelque chose à quelque époque, et qu'il est indubitablement ministre même si l'on ne sait pas exactement en quoi cela consiste, on peut légitimement douter : nul besoin d'être vraiment sportif, nul besoin d'être vraiment journaliste pour néanmoins se revendiquer vraiment journaliste sportif.

Mettons de côté le consultant. En effet, la plupart du temps, le consultant ne convoite nullement le titre de journaliste. Il se contente de parler quand on le consulte, et devrait donc d'ailleurs s'appeler le consulté, plutôt que le consultant. Bref. Ainsi consulté, il fait preuve d'une expertise généralement indéniable, liée le plus souvent à son expérience professionnelle dans des grandes structures sportives (ce qu'on appelle couramment des "clubs", à l'instar des clubs de bridge prisés des veuves de diplomates britanniques, et du Havana Club Maximo, prisé de ces mêmes veuves et de feus leurs lords de maris qui n'aimaient rien tant que gouter du bout des lèvres au frisson communiste à 1500€ le flacon, s'enorgueillissant ainsi d'un délicieux anticonformisme décadent so british) (se plaisaient-ils à penser dans la moiteur des nuits caraïbes), structures du type Real Madrid, AS Saint-Etienne, AG2R-La mondiale, Racing de quelque chose, Olympique de quelque part, Middlesex Country Cricket Club ou ASV.

Notons que si le consultant, fort de la connaissance aigüe de son sport, a pour mission d'éclairer le profane sur quelque obscur point de règlement ou quelque aspect technico-tactique de sa parole quasi divine, il n'est pas rare qu'elle l'entraine, sa parole à vocation évangélisatrice, vers si ce n'est le péché mortel, tout au moins vers des circonvolutions dont l'auditeur-téléspectateur, même profane, se passerait volontiers. Ainsi d'expliquer pour la mille-deux-centième fois ce que signifie "être en chasse-patates" à l'amateur de petite reine qui soupire, las : Robert Chapatte lui avait déjà expliqué il y a trente ans, et à moins d'un Alzheimer trop précoce, il s'en souvient encore. Cette propension irrésistible qu'a le consultant à faire semblant de dévoiler les codes d'un jargon connu de tous (on pourra toutefois objecter non sans raison qu'il est connu de presque tous et que ce presque suffit à justifier l'inlassable répétition) l'amène parfois – petite paresse, maladresse passagère, ou bénigne arrogance de celui qui se sait, ou se croit, membre éminent du cercle restreint de ceux qui comprennent ? – à voir du jargon dans l'expression la plus courante et anodine : "Machintruc n'a plus d'essence, comme on dit dans le jargon du cyclisme ! " (Contrairement à Fofana qui a parait-il fait le plein au Géant Monthieu récemment, mais c'est un autre sujet).  

Tout cela est bien véniel me direz-vous. Mais parfois cela frise le péché d'orgueil, quand le consultant ne partage plus son savoir, mais en fait un étalage exagéré, suggérant de façon plus ou moins subliminale que de toute sa carrière il n'a jamais raté une passe et qu'il est bien aimable de venir perdre son temps rémunéré à lustrer de son érudition le blason pâlichon de telle ou telle équipe de troisième zone et instruire le petit peuple des canapés de sa science intuitive du hors-jeu. C'est ce qu'on appelle (dans le jargon des consultants) le syndrome "moi au Bayern", variante d'une célèbre anaphore présidentielle qui consiste à répéter quinze fois que, moi au Bayern, je faisais comme ci ou comme ça, nous au Bayern on s'entrainait dur (sous-entendu pas comme ce tocard qui vient de rater une passe), nous au Bayern on savait se faire respecter (sous-entendu ce gringalet qui vient de faire un petit-pont, moi au Bayern il m'aurait pas dribblé longtemps sans prendre un tacle au genou), bref que décidément, moi au Bayern, c'était quand même autre chose (en omettant les moi au Bayern vaguement embarrassants : on n'entendra jamais quelque chose du genre moi au Bayern j'ai bu vingt litres de bière chaude à l'Oktoberfest déguisé en Bavaroise aux joues roses la veille d'un match, ou nous au Bayern on prend des compléments alimentaires que même Lance Armstrong n'aurait pas donné à son pitbull).

Evidemment moi au Bayern n'est que la désignation générique d'un syndrome qui se décline en multiples versions plus ou moins exotiques, aux symptômes plus ou moins aigus. Il y a fort à parier que sur la Rai Uno des moi à la Juve trop fréquents risquent d'indisposer gravement la Napolitaine, la poussant inutilement à faire voler la trois-fromages en implorant San Gennaro, San Paolo et San Maradona dans de théâtrales suppliques. Alors verrait-on toutes les fenêtres de tout le quartier se peupler soudainement  telles des notes de musique apparaissant en cadence sur une partition géante, et entendrait-on venant de ces fenêtres l'air d'une sorte d'opéra en dialecte campanien dont le livret improvisé regorgerait de trouvailles littéraires imagées pour désigner l'arbitre, le gouvernement, le voisin du dessus et toutes les mères du Piémont.

De même les moi à Châteauroux, moi au PCF (Pongiste Club Fourchambault), ou moi au Middlesex Country Cricket Club, s'ils parviennent plus rarement aux oreilles distraites du zappeur à moitié assoupi qui avait pourtant juré qu'on ne le reprendrait plus à regarder ces jeux olympiques à la con, n'en demeurent pas moins des moi au Bayern qui peuvent s'avérer aussi irritants que l'original.  (On ne saurait d'ailleurs trop recommander aux jeunes retraités stéphanois qui se verraient intronisés consultants de se garder d'abuser du moi à l'ASSE, même si c'est d'autant plus tentant que le souvenir est encore frais.)
Mais soyons honnête, c'est un travers naturel qu'il est bien difficile de toujours réprimer. Il m'arrive aussi, je le concède, de me laisser aller parfois à un moi à l'ASV, une version de moi au Bayern bio et dopée au vin chaud à la mi-temps. Ce premier signe clinique passé je m'efforce de ne pas sombrer dans l'anaphore fatale, ce qui s'avère finalement assez simple, la quatrième division de district n'offrant guère plus d'expertise en analyse tactique qu'en cuisson des merguez. A ma décharge je ne suis pas consultant, et ne fut que très occasionnellement consulté par une semi-Napolitaine qui revêt un maillot en coton des années 70 de la squadra azzurra déniché aux puces à chaque match de la dite squadra.

D'ailleurs ne posait-elle pas vraiment de questions d'ordre technique tant elle n'accordait que peu de crédit au spécialiste que pourtant je m'efforçais d'imiter, elle se contentait d'affirmer en montant dans les aigus "mais y'a pas faute là Dodo hein ! " (ce à quoi j'avais plutôt intérêt d'acquiescer quand bien même un défenseur italien aurait volontairement découpé en rondelles l'attaquant adverse) avant d'adresser à l'arbitre deux majeurs tendus accompagnés d'un mélodieux vaffanculo en fa, majeur également. A la fin du match, reprenant ses esprits et retrouvant son objectivité comme si les effets d'un philtre endiablé venaient subitement de se dissiper, elle dissertait avec ferveur sur les yeux ravageurs de Maldini ou la virilité velue de Pirlo – ce qui est agaçant, vous en conviendrez – puis l'excitation de la qualification ou la déception de l'élimination s'apaisant doucement elle finissait par me regarder d'un air las, de cet air qu'ont les enfants tristes qui s'amusent sans entrain, comme par habitude, avec un vieux jouet parce qu'ils en espèrent un neuf à Noël, et je devais bien reconnaitre que son objectivité était alors effectivement redevenue incontestable : concernant ces yeux et cette virilité pour lesquels elle aurait été prête à se faire Lombarde, autant dire prête à l'apostasie, je ne faisais pas le poids.

Mettons de côté le consultant, disais-je donc beaucoup plus haut, car il a généralement de beaux restes, et que s'il n'est peut-être plus sportif, il le fut, et s'il n'est peut-être pas encore journaliste, rien ne lui interdit de le devenir. Dans son cas le double mensonge ne s'applique pas, il est hors sujet.
Mettons de côté également le commentateur, sobre ou passionné, qui s'évertue avec honnêteté à faire vivre l'instant, à le parsemer d'anecdotes plaisantes et de réflexions sensées, à décrire l'invisible ou l'inaudible, à "couvrir l'événement" (le plus souvent le non-événement), permettant ainsi au téléspectateur de boire sa bière sereinement, sans être tenté de couper le son d'un coup de zapette hormis pendant l'entracte où les publicités agressives et débiles seront utilement mises à profit pour aller pisser si le besoin s'en fait sentir, et décapsuler une autre bière que le besoin s'en fasse sentir ou non. Ce commentateur-là est une sorte d'amical compagnon avec lequel on aurait peut-être plaisir à philosopher en fin de soirée, bien qu'on ne soit pas particulièrement fâché qu'il disparaisse quand on éteint le poste. Il n'enquête pas sur quelque malversation politico-financière, il ne couvre pas la guerre en Syrie, ni n'officie comme correspondant permanent à la Maison Blanche. Il n'est même pas éditorialiste, ni au New York Times, ni à la gazette de Fourchambault. Peut-être même est-il parfaitement incapable de réussir une photo. Bref, il n'est ni Albert Londres ni Capa, il ne postule pas au Pulitzer et a bien conscience de ne pas faire le même métier que Woodward et Bernstein. Cela l'immunise contre toute prétention déplacée. Il n'est pas journaliste, peut-être pas sportif, c'est juste qu'on l'appelle comme ça comme on l'appellerait Patrick. Parfois d'ailleurs il ne peut s'empêcher de penser que ce métier est un peu con, au fond, et se demande si Graeber, frais compagnon de Trifon dans les hauteurs ouateuses, n'aurait pas rangé son métier dans la catégorie des bullshit jobs. Puis il se dit que pour lui aller au charbon consiste principalement à papoter dans un micro, alors oui, c'est un peu con, mais entre ça et la mine... Celui-là ne ment pas, puisque son statut de journaliste sportif lui est aussi abstrait que son numéro de sécu.

***

Ceci dit, cette sorte de commentateur se fait rare, et on assiste a contrario à l'émergence d'imbéciles qui, quand bien même auraient-ils, par quelque hasard plus ou moins népotique, obtenu un jour une carte de presse, n'en demeurent pas moins la lie de la profession. Un derby breton, voilà sans doute le  terrain de conflit le plus périlleux sur lequel ils ont opéré pour justifier de leur affiliation fiscalement avantageuse, remplissant de leur orgueilleuse vacuité les travées champêtres d'un stade provincial qui se serait bien passé de ces encombrants. Qu'il est regrettable qu'on ne trouve point de directeur de rédaction assez  philanthrope pour les envoyer exercer leur talent inexistant sur un théâtre d'opérations plus exotique ! (car ce serait bien rendre service à l'humanité que de tenir ces péroreurs suffisamment éloignés). Allez hop, destination le Haut-Karabagh, le Cachemire, le Yémen, tu vois tu as le choix, en tout cas ça te changera du mercato et de la masturbation contagieuse des tweets que toi et tes semblables pondez avec fierté dès qu'une vague confidence de couloir vous permet de jouer à celui qui dégaine le plus vite sa petite indiscrétion, sa niaise et microscopique nouvelle qui sera confirmée ou démentie officiellement le lendemain, qui sera confirmée ou infirmée de facto dans les semaines à suivre, qui vivra verra, et qui est donc à l'actualité internationale ce que serait une branlette collective à la survie de l'espèce : sans aucun intérêt, voire contre-productive.

Et puis si tu devais y rester, si, dans un moment de bravoure, ton ardeur dans la chasse au scoop devait enfin donner à ton ego une bonne raison de passer à la postérité, sache que ton dévouement au droit à l'information sera dûment salué à l'heure de l'apéritif (bien que ça chagrinerait sûrement Trifon si tu venais à perturber ses parties de tarot célestes de tes commentaires importuns). Allez, montre-nous ce que t'as dans le ventre, ton ventre gras qui te remerciera de troquer les petits fours et le champagne des loges pour le pain de guerre et l'eau boueuse du front ! – car oui, l'inlassable blablateur d'avant-match, l'expert-comptable puéril qui additionne et soustrait les montants des transferts pour conclure sans appel que tel dirigeant est un fin négociateur ou un dindon (alors que ce n'est généralement qu'un affairiste comme un autre), le juge de cour de récré qui distribue ses notes sur les plateaux télé comme un marmot un peu cancre qui joue à l'institutrice sévère, celui-ci, outre que son expertise en ces matières ne dépasse pas celle du dalaï-lama en pelote basque ou de Ribéry en physique quantique, est le plus souvent un gros lard (qui gagnerait donc à faire un peu de sport. Tiens tiens...)

J'entends d'ici les voix bêlantes des non-journalistes-non-sportifs s'ajouter à celle, intérieure, de ma bonne conscience, et m'intenter un procès en grossophobie. C'est bien mal me connaitre. Coupons court à cette diffamation : d'une part, pour paraphraser une illustre et regrettée ministre, j'ai moi-même un ami gros (ou était-ce plutôt regrettable ? Mon Alzheimer précoce est sélectif, il semblerait que je me souvienne davantage de Chapatte) ; d'autre part, je trimballe un sympathique petit bidon qui s'arrondit gentiment avec l'âge au point que l'on pourrait croire que je suis enceint de trois ou quatre mois (dussé-je accoucher, si c'est un garçon, je l'appellerai Trifon).

On ne regrettera pas les temps où quelques sans-culottes auraient promené les ventres de ces inutiles au bout d'une pique. Voir ainsi désenfler leur melon paradoxalement hypertrophié en expirant d'un sonore pet d'éléphant le vide qui les maintenait gonflés tels des baudruches de foire, le spectacle aurait sans doute réuni en nombre la populace, toujours avide de lampistes à embrocher ; mais ces temps dieu merci sont révolus (bien que le lynchage semble connaitre un regain de popularité). Toutefois, une partie non négligeable de l'espace étant occupée par ces raseurs volumineux et leurs comparses, curieusement assez souvent mal rasés, ce pourrait être l'amorce d'une réjouissante révolution – bien que modeste – que de leur substituer quelques bénévoles probablement plus frugaux de l'estomac et moins ramollis du bulbe. Point d'inquiétude, il n'y aurait que des avantages. L'exécutif ne vacillerait pas d'une si inoffensive révolte, l'on distribuerait toujours aux gueux panem et circenses, et le quatrième pouvoir ne resterait pas vacant : seulement aurait-on des remplaçants qui n'auraient guère de mal à faire que les interviews, si souvent consternants à force d'arpenter inlassablement les mêmes sentiers battus et la même langue de bois, deviennent enfin instructifs et amusants (j'en veux pour preuve un exemple pris au hasard sur l'excellent site poteaux-carrés sur lequel vous êtes présentement en train de lire, si vous êtes courageusement arrivés jusque là). Il faudrait par contre être prudent et ne pas leur faire lire, aux substitués, des analyses objectives trop poussées qui frisent l'exégèse comme celles que l'on peut trouver sur le même toujours excellent site, ici par exemple : ils sont habitués au binaire, dépassés par la nuance, et risqueraient de faire un AVC, ce ne serait pas charitable.
Ce ne sont évidemment que des exemples, loin de moi l'idée de faire de l'encore excellent site ci-dessus mentionné l'unique porte-étendard de l'infime révolution que j'appelle de mes vœux. Malheureusement il y a fort à parier que la masse des consternés ne fasse pas le poids face à la masse des consternants et de l'imbuvable soupe sponsorisée qu'ils servent jour après jour.
Et quand bien même un début de soulèvement poindrait (dans un de ces moments mentionnés plus haut où la bouteille est davantage attirée par la télé que par le gosier), que fera-t-on quand inévitablement finira par arriver un fait divers minuscule, si ce n'est réaliser que, quoi qu'il advienne, quelqu'un de toute façon continuera à manger les BN à notre place, sous l'œil complice de petits caporaux qui s'empresseront de récupérer le mouvement séditieux au bénéfice de leur propre gloriole, et qui nous laisseront, s'imaginant généreux, à peine quelques miettes prémâchées ?
Alors...
finalement...
à quoi bon s'emmerder.

***

Quand la sonde Voyager I, aux confins du système solaire, s'est retournée pour prendre un cliché de ce qu'elle laissait derrière elle, elle ne vit que l'immensité vide et fuligineuse. Les scientifiques, perplexes, ont d'abord cru que l'objectif était mal orienté, mais en scrutant longuement la photo ils ont fini par remarquer un point, un pixel à peine moins sombre que les autres : c'était la Terre.
Quand dans quelques millions d'années une hypothétique héritière de Voyager parviendra aux confins de la galaxie et se retournera, sur le cliché sombre on remarquera un pixel, le système solaire.      
Et quand dans quelques milliards d'années une autre héritière, encore plus improbable, se retournera après avoir atteint une autre galaxie, la voie lactée ne sera pas plus grande qu'un pixel.
Alors quoi, toute cette agitation, tout ce barnum plus ridicule que la caravane cochonouisée du tour de France, cette comédie vaguement distrayante environ une fois par semaine et plutôt désolante le reste du temps, tous ces épiphénomènes sans le moindre impact sur notre insignifiance, quelque part dans cet insignifiant fragment de fragment de fragment de pixel, pas plus grand qu'une poussière d'univers... et dès le moindre bourdonnement en provenance de cet énorme bordel lilliputien, toutes nos infinités d'atomes devraient être suspendues à un tweet, retenir leur souffle avant un penalty, gober la pub pour un régime hypocalorique avant qu'un hypercalorique ne reprenne le micro ?
J'ai éteint la télé, remis les billes et les dominos en place, puis je me suis étendu dans l'herbe, le seul ciel calme au-dessus de moi. Du fragment de fragment de fragment de pixel, un autre fragment.
Je resterai là, étendu, à contempler les étoiles scintillantes dans l'obscurité du couvre-feu, jusqu'à ce que je comprenne.

(Ou jusqu'au prochain match des Verts).

 

Dodo