Il y a 38 ans, les Reds éliminaient les Verts de la Coupe d'Europe des clubs champions au terme d'un quart de finale retour d'anthologie disputé à Anfield Roald. Pierre-Louis Basse nous fait revivre le but marqué par David Fairclough à la 74e minute.


Les images de la fin des années 70 ressemblent à un paradis perdu. Elles ne cessent de balancer entre le gris et la couleur. On dirait que deux mondes s'offrent un joli bras de fer. C'est une affaire de présence. Au football aussi, le réel s'apprête à plier bagage. Il y a de l'effondrement dans l'air. Un ami me demande au téléphone ce que je fais, enfermé dans ma chambre. 

- J'écris Mes seuls buts dans la vie, lui dis-je, enjoué.

Mon ami me raconte qu'en 1977 il rendit visite, chez lui, dans son HLM, à Dominique Bathenay. Le célèbre poumon des Verts l'accueillit en chaussons et lui proposa une tasse de thé. Fermons les yeux. Imaginons la scène presque quarante ans plus tard à la veille d'un match du Paris-Saint-Germain ! Les hommes n'avaient pas encore été effacés à la craie. On pense à Godard. Godard filme les Stones et compose un chef-d'œuvre : One + One. Sur la pellicule, les ouvriers du bâtiment font partie du film. Ils discutent le coup avec Brian Jones et Mick Jagger. Anfield Road, seul stade au monde où j'aurai aperçu de jeunes mamans encourager leur équipe depuis leur cuisine.

16 mars 1977, match Liverpool-Saint-Etienne, quart de finale de Coupe d'Europe. Je suis à peine remis d'une vilaine blessure au cuir chevelu. L'accident s'est produit au début de la seconde mi-temps. L'arbitre n'a pas interrompu la rencontre. C'est tout juste si Maria Lopez – notre voisine portugaise qui nous accueillait, mon père et moi, car nous n'avions pas la télévision - eut le temps de m'éponger le crâne qui avait percuté les deux pointes acérées de son plafonnier. 

Je m'explique. Tout est de la faute de Dominique Bathenay qui nous avait entraînés dans sa chevauchée fantastique. Ce geste si pur, c'était comme un ralenti qui n'en finissait pas. Sa frappe aux 35 mètres. Son ballon qui donnait l'étrange impression de faire un long voyage avant d'aller se nicher sous la barre de Ray Clemence. Un but partout ! Je me suis levé trop brutalement. Aïe ! Mon crâne contre le plafonnier. A cet instant, on a bien cru que Saint-Etienne pourrait maîtriser Anfield. Dans la nuit, Dominique Bathenay s'est contenté de lever les bras vers le ciel. Rien d'autre. A peine un mouvement. Il devait prendre conscience que son pied gauche était seul responsable de ce miracle.

Ce soir-là, c'était vraiment toute une histoire en équilibre permanent. Il y avait de la sueur et des combats ardents. Tant de talents réunis : Kevin Keegan, John Tashack, Ray Kennedy, Steve Heighway, Ian Callaghan. Leurs cheveux mi-longs et jolies moustaches. Rod Stewart faisait battre nos coeurs. De belles figures du nord de l'Angleterre. Des types qui faisaient monter le son dans le pub quand les Pistols hurlaient God Save the Queen. Le peuple qui s'était donné rendez-vous à Anfield avait intérêt à en profiter. Il grondait comme jamais. Déjà Margaret Thatcher siégeait dans l'antichambre du pouvoir.

Du côté des Verts, Jean-Michel Larqué, Dominique Rocheteau, Hervé et Patrick Revelli, Christian Synaeghel, Gérard Farison, Ivan Curkovic. Larqué mis à part – l'ancien prof d'EPS soignait son brushing – tous de bonnes gueules d'ouvriers. Osvaldo Piazza faisait assez gaucho perdu dans la Pampa. Mais il était suspendu. Rocheteau, avec ses yeux clairs et ses longues boucles brunes, affichait la légèreté d'un étudiant en philo sur le campus de Vincennes qui aurait eu l'œil sur l'agonie des années Giscard.

A vingt-deux ans, quand il revenait de l'entraînement, Rocheteau roulait en Coccinelle noire et ne rêvait jamais d'une Porsche pour son anniversaire. Dans son chalet de Saint-Héand, il lisait avec attention Questions sur la Révolution, d'Alain Krivine, le Besancenot de l'époque. Ce jeune homme qui avait envoyé les Verts en finale de Coupe d'Europe, un an plus tôt, n'était pas emballé à l'idée de disputer une Coupe du monde au pays de Jorge Videla et des fascistes argentins. La gauche était sur le point de mettre une sacrée tannée à la droite aux municipales.

 

On se régalait déjà dans la rue à coller des affiches contre la bande à Dassault. Ça castagnait en banlieue sud. Rocheteau, il avait fêté tout seul son but contre Kiev, le printemps dernier, en écoutant les Doors et Jefferson Airplane. Il parlait toujours à voix basse, timide, dans le vestiaire de Saint-Etienne. Il s'était contenté de hausser un peu le ton en direction du maire, Michel Durafour. Ni vu ni connu, celui-ci avait utilisé sans vergogne le nom de l'Ange Vert dans sa campagne électorale. Le héros de Kiev dont les copaisn étaient plutôt du côté de la Ligue communiste révolutionnaire en avait été contrarié. A sa demande, son nom avait été retiré de la liste Durafour.

Voilà qui nous faisait un sacré sujet de conversation dans les allées du lycée de Montgeron. On se demandait surtout comment un mec de droite comme Jean-Michel Larqué pouvait refiler d'aussi bons ballons à un gauchiste de la trempe de Rocheteau. Et Hervé Revelli, il votait pour qui ? et Curko ? Il devait bien avoir un peu de tendresse pour Tito, le grand patron de la Yougoslavie, non ? Et Bathenay, c'était bien vrai qu'il était copain avec Marchais ?

Autant de questions qui disparaitraient peu à peu du chant d'amour sportif. Certes nous aimions le foot et notamment cette nouvelle équipe de France qui commençait à nous faire vibrer, mais nous aimions aussi la politique, le cinéma et les livres. Les grands sportifs – ils n'étaient pas encore des "stars" – se devaient de coïncider avec nos rêves. Bientôt ils ne seraient plus que les pions désenchantés d'un terrain replié sur lui-même. 

Notre jeunesse, fût-elle mélancolique, était décidée à ne rien perdre du mouvement de la vie. Et le foot était un moment de cette vie. Pas davantage. Il n'était pas encore ce rythme effréné, faussement spectaculaire, totalement dédié à l'argent et à la télévision. Notre football : un enchantement de passage. Une joie éphémère. Aimer, rêver, se promettre aussi de changer le monde. Avec les copains nous voulions filer à Hambourg, Wim Wenders l'avait si bien filmée dans L'Ami américain, Der amerikanische Freund… La ville verte. Ses putains magnifiques. Nos amours nous menaient avec grâce vers le foot et les derniers films de Nicholas Ray. Il n'y avait pas de séparation possible.

L'ensemble de la société française, quel que soit son bord politique ou son origine sociale, adhéra à l'aventure stéphanoise. Les frères Revelli ressemblaient à deux types sortis de la mine découvrant la lumière et la gloire. Saint-Etienne, c'était la France de la gouaille et du charbon. Le chômage commençait son travail de sape, mais à la télévision les ouvriers s'exprimaient encore avec classe et dignité. Cette année-là, je suivais Bernard Lavilliers pas à pas, dans la plupart de ses concerts. Et quand il dégainait avec son marcel : "Viens petite bourgeoise demoiselle / Visiter la plage aux De Wendel", il prolongeait pour nous, d'une autre façon, le roman stéphanois.

Chaque cœur du stade bat à son rythme. Aucun ne ressemble vraiment à un autre. Plus tard, il m'a semblé retrouvé dans les entrailles de Galatasaray, en Turquie, certains accents découverts à Liverpool. Cette rumeur métallique capable de tout dévaster. Mais rien n'égale se qui se jouait dans les boyaux d'Anfield.

Ce mercredi soir, deux armées populaires s'affrontaient sur le terrain et la scène avait quelque chose d'insensé. Nous étions les spectateurs d'un football encore lié à ceux qui l'aimaient. Les retransmissions de foot à la télé étaient rares. Ce genre de rendez-vous s'agrégeait à nos cœurs. Nous attendions dans la fièvre le terme de chaque quinzaine, synonyme du retour des grandes compétitions européennes. Toute distraction était inconcevable, toute légèreté à bannir. Plus tard le football serait englouti par la lumière artificielle du petit écran. Le seul ballon ne suffirait plus aux joueurs. Il leur faudrait tenir un rôle qui ne manquerait pas de modifier la chorégraphie du jeu. Un autre paysage nous attendait au tournant des années. Sans prévenir, l'abondance et la qualité supérieure des images finiraient par gommer le contenu d'un exploit. En le multipliant à l'infini, on menacerait d'effacer sa fulgurance, sa rareté, et sa puissance. Sur le gazon, il nous faudrait accueillir des animateurs en queue de pie. Le football s'en irait peut-être vers sa propre disparition.

Mais le peuple d'Anfield quand il grondait faisait un tel bruit qu'il ne cesse, des années plus tard, de réveiller mes souvenirs. Liverpool et Saint-Etienne se rendaient coup pour coup. L'histoire effarante de ces clubs – ventres ouverts – se déploie sous nos yeux. Un glissement de terrain perpétuel. Vagues rouges contre vagues vertes. Une soirée pleine de rage et de plaisir.

Dans le froid et l'humidité de cet hiver qui lâchait prise, Ray Clemence, à mains nues, mince et agile, semblait un gardien désarmé. Courses et trajectoires à l'anglaise. Box in the box. Coup pour coup. Chaque attaque dévoilait un nouveau face à face individuel : Farison prenait Keegan, Merchadier ou Janvion tentait de bloquer Heighway. Puis Kennedy relançait dans la boîte. C'était terrible de voir sur la gauche le petit Keegan et l'immense Highway, tous les deux coulissant des dribbles à faire peur. Les dizaines de milliers de supporters massés dans le kop étaient comme coulés dans les gradins. Un peintre aurait pu les saisir sur un tableau comme un bloc se détachant sur le vert sombre du gazon d'Anfield. Le ballon était d'une blancheur de lune. Une lampe torche éclairant leur profil, les supporters descendaient des tribunes avec des visages de fous. Il y avait dans leurs façons hirsutes et violentes de découper les vagues la mélancolie d'un peuple attaché à son port et ses docks tournés vers la mer.

Les vagues, on pouvait les compter. Les supporters étaient si près du terrain qu'ils pouvaient engager la conversation avec les défenses. Et lorsque Kennedy, un type très élégant et simple, en mit un deuxième au fond des cages de Curkovic, alors seulement les Verts mirent un genou à terre. Cela me fit mal de voir Toshack dévier un ballon de la tête en direction de Keegan. Heureusement Curko parvint à bloquer le ballon. Mais ce fut comme un avertissement sans frais avec l'exécution. 

Je ne me souviens pas d'avoir vu Bob Paisley lancer son joker. Et lorsque je l'ai repéré – avec en fond sonore la voix de Thierry Roland qui n'avait pas encore son Jean-Mimi à ses côtés – ce fut dans un couloir qu'il empruntait sans dévier. Les Anglais raffolent de ces lignes droites. David Fairclough était lancé.

- Putain, c'est qui ce mec, là, qui grille Lopez ? 

Dans le salon de notre voisine qui débordait de vierges de Fatima et de bouteilles de vino verde, c'est à peine si Supersub prit la peine de nous saluer. Le kop reçut en pline face le long ballon envoyé par le dandy Ray Kennedy. Juste devant la ligne médiane. On se serait cru sur la plage de Brighton, vent dans le dos. Capitaine Jean-Michel ne bronche pas. Il eut seulement le loisir d'apercevoir le joli massacre qui se préparait.

 

Kennedy venait de lancer plein champ David Fairclough. Fairclough, un nom taillé pour les grandes batailles. "Fairclough" : le fer et le clou. Le flair aussi. Même pas vingt ans. Le rouquin, osseux et adroit, se mit d'abord le ballon sur la poitrine. Lopez cavalait à ses côtés. Poumon contre poumon. Les gestes de ce jeune remplaçant étaient magnifiques de précision. Puis, succédant à un geste pondéré, une brusque accélération. D'un rien Fairclough contrôla le ballon, le poussa délicatement, ouvrit son pied. Et envoya le cuir blanc au fond des buts stéphanois.

La peinture à l'huile explosa sur mon téléviseur. Le kop donna l'impression d'accompagner le ballon corps et âme jusqu'au fond de la cage.

Les Anglais n'ont pas seulement inventé le football, ce sont de très loin les meilleurs à le commenter. Je ne me lasserai jamais d'entendre le cri du cœur de Gerald Sinstadt, commentateur vedette de l'ITV : "Supersub strikes again !" Les policiers massés devant la foule firent face comme une digue noire devant une vague folle. On aurait dit une armée de Sherlock Holmes sur le qui-vive dans un stade en ébullition.

Je vis Fairclough courir vers ces milliers d'écharpes rouges qui pendaient dans la nuit. Il n'y avait plus rien à dire. Plus rien à espérer. Il suffisait d'entendre maintenant les chants qui montaient d'Anfield pour comprendre qu'une parenthèse se refermait pour Saint-Etienne. Viendrait le temps des Johnny Rep, Platini, Larios… Les années 80 n'étaient plus très loin et les Verts renaîtraient sous une autre forme. Mais ce ne seraient plus les mêmes hommes. Revelli, Rocheteau, Bathenay, Curko. Ces gueules-là ! 16 mars 1977, c'était tout de même un fol espoir.

 

Extrait de "Mes seuls buts dans la vie" de Pierre-Louis Basse, NiL éditions, 2014