Je n'avais fait que demander au fromager s'il en avait des bulgares.
Puis...


- Dis-don' Trifon, t'en aurais pas, du Bulgare ?
Trifon me répondit qu'il n'avait que de l'afghan, "mais c'est du bon" avait-il tenu à préciser, "on a beau dire, ces barbus enturbannés ont quand même du savoir-faire ! ".
- Mais non, Trif' ! Du Bulgare... pour le mercato... Tu dois bien avoir ça, c'est pas ce qui doit manquer à Sofia, du Bulgare !
- Ben... euh...
- A Sofia ou ailleurs, sur les bords de la mer noire...
- Du Bulgare en maillot de bains et lunettes de soleil qui fait des selfies sur la plage ?
- Euh... non... pas la mer noire alors... trop bling-bling... et puis ça on a déjà. Plutôt quelque part dans une campagne boueuse comme on voit dans les reportages sur la 5, dans un village avec des tracteurs en bois qui trimballent sous la pluie des vieilles édentées qui reviennent du marché du coin avec la barbe de leurs poireaux qui dépassent de leurs cabas...
- La barbe de leur poireau dépasse ? Euh...
- Oui ! On a bien dégoté du Roumain épargné par Ceaucescu pour trois francs six sous, ne me dit pas qu'on peut pas trouver du Bulgare en vieux survet' crotté à bon compte !
- Euh...
- Ou alors dans les montagnes, à la frontière grecque. Voilà ce qu'il nous faut ! Une sorte de Grec du nord ! Du crève-la-dalle aux couilles serrées par le FMI, du type qui bouffe de la terre et de l'austérité, du mort de faim pour qui le Forez serait comme l'Amérique pour Christophe Colomb, comme les falaises de Douvres pour l'Erythréo-calaisien... comme le jardin d'Eden pour le pêcheur contrit... comme la ligue des champions pour Aulas... comme Bournemouth pour Max-Alain...
- Comme l'Eldorado pour le conquistador ?
- C'est ça ! Exactement ! Comme l'Eldorado pour le conquistador !
- Mais pourquoi tu veux du Bulgare ? Ce qui marche bien en ce moment, c'est plutôt l'Ibérique non ?
- Ah mais moi j'aurais bien voulu du Ronaldo et de l'Iniesta. Le président m'a dit que c'était trop cher. Alors le Bulgare, ne le prends pas mal Trifon, c'est quand même ce qu'il y a de mieux en rapport qualité-prix. Et puis, l'Espagnol, franchement, nourri aux churros et au clenbutérol, c'est gras et ça passe pas le contrôle anti-dopage sereinement. Le Bulgare, ça bouffe de la terre et des yaourts, au moins c'est sain.
- C'est pas un peu cliché ça ? Je devrais enregistrer et envoyer la cassette au comité d'éthique... Le premier Belge venu ne ferait pas l'affaire ?
- Ecoute, on s'est coltiné du Hollandais dégingandé, du Danois fantomatique, du Suédois anorexique, du Japonais falsifié, sans parler des innombrables Français mal coiffés et d'une flopée de têtes de Turc. Dimitrov, c'était pas de la qualité peut-être ? C'était pas du bon Bulgare, ça ? Sans chichis, le front haut, le buste droit, le torse velu ? Alors moi maintenant je veux du Bulgare affamé, comité d'éthique ou pas ! A la limite, du Slovaque teigneux, mais pas plus à l'ouest, ni au nord !
- A propos de Slovaque, t'as vu Moravcik au match de bonne conscience ? Qu'est-ce qu'il a grossi...
- C'est qu'il est passé avant la crise ! Il va finir à la FIFA ! C'est pas ce genre de profil qu'on cherche.
- Et tu sais, Dimitrov ne mangeait pas que des yaourts à Sainté...
- Qu'insinues-tu ?
- Oh, rien... Mes compatriotes ne sont pas tous des modèles de modération alimentaire...
- Foutaises ! Rumeurs lancées par des supporters jaloux mous du bocal que tout cela ! Et quand bien même il se serait tapé la reine d'Angleterre, douze litres de vodka et quatorze kebabs sauce blanche le même soir dans un tripot obscur de la rue des Martyrs de Vingré, cela fait-il de lui un paria ? Où est le problème ?
- Son rendement sur le terrain, peut-être ?
- Foutaises je te dis ! Les mêmes qui prétendaient que Feindouno ne bouffait que des abricots ! Quel esprit malade peut croire sottises pareilles !
- Ok, t'énerve pas. Tu veux quoi, comme Bulgare ? De l'attaquant grande gueule, du Stoitchkov ? De l'ailier guillotine à la Kostadinov ? Du frisé technique genre Balakov ? Du chauve élégant comme Letchkov ? Ou du Trifon, bourrin chevelu au service de la patrie en danger ?
- On s'en fout ! On veut juste du fort potentiel à plus-value significative ! C'est pour revendre ! S'il est bon, aux Teutons, au Barca ou à Bournemouth, et s'il est mauvais à Bourg-Péronnas, à Targu Mures ou, euh, à Bournemouth !
- Au moins voilà une gestion des ressources humaines cohérente, à défaut d'humaine...
- Libre circulation du capital, joies des lois du marché !
- Concurrence libre et si peu faussée...
- Le bon vieux temps des CSKA et des Lokomotiv est révolu, Trifon, il faut s'adapter.
(Trifon préféra ne pas s'aventurer sur ces sentiers polémiques et réorienta la conversation vers l'essentiel.)
- Sinon j'ai de l'Autrichien revanchard si tu veux (Trifon avait joué à Vienne, il avait dû garder des contacts).
- Euh... (J'imaginais Bayal au bras d'un Autrichien moustachu dansant une valse au bord d'un mur disloqué d'une aile désaffectée de Schönbrunn, des "arbitre, ***_** !" en fond sonore). Non, merci... Je veux du Bulgare...



Le fromager me tira de ma rêverie :
Vous les voulez comment, vos bulgares ?
- euh... comment ça mes bulgares ?
- Natures ? Sucrés ? Aux fruits ?
- Ah... euh... pas trop cher... euh... bon rapport qualité-prix... aux abricots... c'est pour revendre...

(Le fromager me toisait avec mépris et posa négligemment les yaourts devant moi. Je payais et rentrais.)



- Ok, un match de foot permet d'être con pendant 90 minutes, c'est pas la fin du monde... mais le mercato n'est ni plus ni moins que le symptôme annonciateur de la fin de la civilisation.
- Tu dramatiserais pas un poil ? La civilisation s'en remettra.
- Pas sûr.
- Ok. Dors maint'nant.
- Bonne nuit Trifon.
- Bonne nuit.
Je n'arrivais pas à m'endormir... je brogeais... je retournais sans cesse dans ma tête : pourquoi pas une foutue option d'achat pour Bahebeck ?
Trifon ronflait déjà.