Dernières lectures (S1E09) :
Juste Ciel (Éric Chevillard) - Albert Moindre, comme son nom le laisse présager, ne se distingue guère de la masse de ses contemporains. Ingénieur consciencieux dans le domaine des ponts transbordeurs, sa seule excentricité remarquable consiste en une passion pour la poésie, qu'il pratique en amateur. Une vie moyenne, somme toute, faite de petites joies, de petits épanchements et de petits tracas. Mais Albert Moindre vit une expérience extraordinaire : renversé quelques heures plus tôt (ou était-ce quelques millénaires ?) par une fourgonnette estampillée "Olives & dattes", il a acquis une nouvelle situation : celle d'un mort, dans un au-delà éthéré et étrangement bureaucratique qu'il découvre avec stupeur.
Chevillard s'est forgé une solide réputation dans le petit milieu littéraire français, et s'il n'est pas ce que l'on appellerait un "gros vendeur", il dispose d'un lectorat fidèle et d'une place cardinale dans ce petit monde - en atteste, par exemple, sa critique hebdomadaire (en général assez bonne) dans le très estimé (à tort) "Monde des Livres" et sa présence en bonne place au catalogue des prestigieuses Éditions de Minuit. Cette place n'est pas usurpée : situations cocasses, plume alerte, imagination débordante ; il dispose d'un univers propre que Juste Ciel, son dernier ouvrage, rend immédiatement palpable. Si l'épopée d'Albert Moindre dans l'au-delà est fort agréable à lire, grâce à quelques passages drolatiques et un style enlevé, l'ensemble est tout de même bien plat. L'impression est la même qu'à la lecture de ses
fragments : un plaisir délicat, mais évanescent. Se laisse lire : 3/5.
Journal Extime (Michel Tournier) - L'autobiographie, l'autofiction et le journal intime (sous toutes ses formes) ont peu à peu saturé l'espace littéraire. Le Moi gagne chaque jour du terrain, dans les rayons des librairies. Petites misères affectives, sottes considérations psychologiques, vaines ratiocinations narcissiques ; le genre est souvent (pas toujours et heureusement !) médiocre. Michel Tournier oppose à ce diarisme introspectif un journal consignant, lors d'une année entière, des notes sur le monde qui l'entoure. Voilà le sens d'extime, opposé à l'intime : le regard est ici posé sur le Monde, non sur le Moi. Vivant dans un
presbytère de la vallée de Chevreuse, il évoque lors de très brèves notules l'évolution de son jardin, des faits lus dans le journal, des conversations tenus avec les habitants de son village, des étonnements sur le monde tel qu'il va. Dans ce journal, la malice côtoie la mort, la littérature fréquente la musique, l'impression laissée par des élèves d'un collège comptent autant que les visites de François Mitterrand. Érudit, profond sans en avoir l'air, d'un style épuré et noble : ces "choses vues", moins politiques mais plus métaphysiques que celles de Hugo (Tournier est avant tout un philosophe contrarié) sont un délice de lecture. Très bien : 4/5.
Les Rêveries du promeneur solitaire (Jean-Jacques Rousseau) - La dernière œuvre du grand Jean-Jacques, d'ailleurs inachevée : la 10ème et dernière promenade fut interrompue par la mort brutale (une crise cardiaque ?) de l'écrivain, en 1778. Rien d'"extime", ici : ces rêveries consignent les mouvements de l'âme du philosophe qui, s'estimant rejeté de tous, nous détaille l'état de ses pensées et évoque d'anciens souvenirs. J'avais lu monts et merveilles de cet ouvrage avant d'en entreprendre la lecture. Je suis tombé de haut. Au cours de ces dix promenades rêveuses, Rousseau use et abuse d'une grandiloquence victimaire, justifie ses forfaits, explique à son lectorat fictif à quel point son âme est belle et bonne. C'est hélas, malgré toute l'estime que ne peut que nous inspirer
Jean-Jacques, assez rapidement risible. La partie purement philosophique de l'ouvrage est réduite à portion congrue ; Rousseau y dévoile un chemin du bonheur qui ressemble fort à l'ataraxie stoïcienne d'un Épictète ou d'un Marc-Aurèle. Seulement, à la différence de ces derniers, on ne marche pas dans le jeu du philosophe genevois : expliquant que son bonheur nouvellement acquis vient du fait qu'il a appris à ne pas se soucier du Monde, chaque ligne nous rappelle au contraire son aigreur et sa profonde déception vis à vis de la société. Une réserve également sur le style général de l'ouvrage, qui est lui aussi relativement décevant malgré les beaux éloges que j'avais lu. On notera malgré toutes ces réserves de jolies pages, notamment celles de la cinquième promenade où il se remémore de paisibles journées passées sur une île au beau milieu du lac de Bienne - on y sent poindre les premiers frissons du romantisme. Une belle déception, mais pas de note.
La tentation d'exister (Emil Cioran) - Traité philosophique qui fut, me semble-t-il, l'un des premiers ouvrages de Cioran écrit en français (le premier ?). Au prix de longues insomnies, de gigantesques efforts pour dompter cette langue (une langue selon lui noble et distinguée, enserrée dans une "dignité cadavérique" et dont même Dieu ne pourrait bouleverser la syntaxe), le résultat est là : le style de Cioran est irréprochable - une sorte de Moraliste qui écrirait au XXe Siècle. Dans cet ouvrage, point d'aphorismes ni de variations comme dans "Des larmes et des saints", mais de longs chapitres traitant différents aspects de la pensée du Roumain. Un très subtil chapitre sur les Juifs notamment, intitulé (si mes souvenirs sont bons, je n'ai pas le livre sous la main en ce moment) "un peuple de solitaires". Et, évidemment, les thèmes principaux de Cioran : la mort, la solitude, l'illusion de la Vérité, le mysticisme, Dieu (ou plutôt l'idée de Dieu), l'apogée et le déclin des civilisations (quelques pages prophétiques sur la France, notamment), le corps. Les amateurs de sa pensée s'y retrouveront sans difficultés (mais sans surprises) et les amoureux de littérature seront comblés par la qualité de sa prose. Bon : 3/5.
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Pas de point "dernières lectures" avant un petit moment, puisque que consacrerai mes congés à la lecture d'un seul auteur - Lermontov. En attendant, je serais ravi de prendre connaissance de vos lectures du moment (ou passées) : n'hésitez pas à animer ce topic !